marie hart a bal liebezell

Un jour, il y a bien longtemps, Daniel Muringer, notre chanteur alsacien grand explorateur d’archives littéraire et musicale, me demanda : « Connais-tu Marie Hart ? ». Je du avouer mon ignorance et grâce à la mise en musique d’un poème j’ai découvert la plus grande poétesse alsacienne. Sans pour autant pouvoir lire ses livres car aucun éditeur alsacien ne publie cette figure incontournable de la littérature alsacienne.

Née à Bouxwiller en 1856, Marie Hart commence à écrire en alsacien et en allemand en 1907. Des pièces de théâtre, des romans, des poèmes, qui parlent de sa région, de sa population, de ses affres et son histoire. En 1911, son recueil de nouvelles enchante des milliers de lecteurs.

En 1918, pourtant, elle est contrainte à l’exil. Pourquoi ? Elle a eu l’idée saugrenue d’épouser Alfred Kurr, un homme né en Allemagne. Et les autorités françaises ne laissent pas le choix : son mari est expulsé car il n’est pas né en Alsace… Elle n’a pas d’autre choix : soit elle se sépare, soit elle l’accompagne. C’est ainsi que Marie Hart se retrouve en Forêt-Noire, à Bad Liebenzell où elle s’éteint le 30 avril 1924 sans avoir pu revoir sa chère « Heimat ».

C’est là qu’elle écrit en 1921 « Üs unserer Franzosezit » en alsacien, immédiatement interdit de parution en France. Il vient de reparaître aux éditions Yoran, traduit en français par Joseph Schmittbiel sous le titre « Nos années françaises ». Il faut saluer l’initiative de Joseph Schmittbiel car nous avons là sous la main, un témoignage sous forme de roman, d’années difficiles pour notre région mais dont la réalité a été totalement occultée par les autorités françaises et les notables alsaciens qui, pour la plupart, ont totalement renié leur région et son histoire.

Le changement brutal

Nous avons tous appris l’histoire officielle : les pauvres Alsaciens annexés par les vilains Prussiens en 1871 vivaient un calvaire et n’attendaient qu’une chose : redevenir français. Beaucoup de littérateurs ont écrit là-dessus et le plus prolixe et connu d’entre eux est Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, qui a été un fervent propagandiste de cette thèse.

La réalité est bien différente : cette période a été plutôt florissante pour l’Alsace qui s’est développée comme jamais tant sur le plan économique que social. Elle connaît bien avant la naissance de la Sécurité sociale en 1947 en France, les lois et assurances sociales parmi les plus progressistes du monde  dès 1883. La région est dotée d’une Parlement  et obtint, au fur et à mesure des années, une plus grande autonomie et devint état fédéral avec le statut qui lui octroyait des pouvoirs non négligeables. Ce parlement siégeait dans l’actuel bâtiment du Théâtre National de Strasbourg : vous pouvez aller voir, aucune plaque, ni indication ne révèle ce passé pourtant essentiel pour les habitants de cette région. Il a fallu gommer toute trace qui pouvait rappeler une période où l’Alsace disposait d’une certaine autonomie.

Evidemment, au fil des années, les Alsaciens s’intégraient dans cette nouvelle entité, d’autant plus facilement que la pratique de la langue alsacienne était généralisée essentiellement dans la paysannerie et la classe ouvrière. Seul les élites et la bourgeoisie pratiquaient le français. Des citoyens allemands rejoignent le nouveau Reichsland et c’est d’ailleurs sous leur impulsion que naissent des structures politiques et les syndicats. D’importantes figures de la social-démocratie allemande sont actives en Alsace : Auguste Bebel est député de Strasbourg, Karl Liebknecht est candidat à Colmar… La vie politique se structure selon les modalités de l’empire prussien. Les Alsaciens finissent par trouver leur marque dans le système fédéral allemand et une conscience autonomiste nait dans le combat mené pour obtenir des pouvoirs pour la Région.

Ainsi, pour la période 1910-1914, 22% des mariages conclut à Strasbourg sont mixtes, Alsaciens-Allemands. Nous sommes loin du cliché « L’Alsace écrasée par la botte prussienne », si chère aux Hansi et consorts…

La guerre 14-18 va changer les choses comme d’ailleurs partout en Europe. Les Alsaciens sont enrôlés dans l’armée prussienne (ils n’étaient donc pas « Poilus » !) et cette guerre dure, dure, dure… Elle devient intolérable à tous les peuples et c’est leur opposition à la guerre qui accélère la fin des hostilités. A l’instar de la création de « Soviets » en Russie, les soldats allemands se mutinent et ce sont les marins de la Baltique qui créent les premiers « comités de soldats » dès 1918 qui prennent le pouvoir dans les villes. Parmi ces marins, il y a de nombreux Alsaciens et il n’est donc pas étonnant qu’à Strasbourg, Mulhouse, Colmar et Sélestat des Comités de soldats s’implantent au grand dam des bourgeois locaux qui en appellent à l’armée française pour mettre un terme à ce « socialisme révolutionnaire » qui gagne la Région.

Une épuration dans les règles de l’art…

« Nos années françaises » racontent cette période du retour de l’Alsace à la France à travers une chronique racontant la vie d’une famille de « Boummernai », village inventé pour l’occasion et dans laquelle on retrouve des communes de Bouxwiller et d’Obernai.

Les Français sont reçus comme ceux qui mettent un terme à la guerre et bénéficient donc d’une sympathie réelle. Sentant le vent tourner, beaucoup d’Alsaciens retournent leur veste et les plus grands zélateurs de l’époque prussienne deviennent les plus farouches francophiles.

Le gouvernement français s’appuient sur cette sympathie pour accélérer la « francisation » de l’Alsace quitte à renier les paroles d’un Joffre qui garantissait aux Alsaciens le maintien de leurs acquis, de leur langue, de leur culture… Pendant trois mois suivant l’armistice, des initiatives politiques sont prises en Alsace pour sauver le régime d’autonomie obtenue dans le cadre du Reichsland. Mais la France jacobine ne peut accéder à cette demande et c’est en imposant le système français par tous les moyens qu’elle veut intégrer l’Alsace.

Des « commissions de triage » se mettent en place pour désigner les « bons » ou les « mauvais » Français parmi les Alsaciens. Les délations se multiplient et visent surtout les 310.000 Allemands qui vivaient dans le Reichsland Elsass, dont le mari de Marie Hart.

Dans son livre, celle-ci décrit parfaitement les mesquineries, les retournements de veste, dont sont capables même les Alsaciens ! Mariée à un Allemand, l’héroïne du livre, en fait Marie Hart elle-même, est en butte à la moquerie, à la méchanceté, à des règlements de compte… L’instauration de quatre Cartes d’identité différentes en fonction des origines des citoyens devient un catalogue ethnique de la population en créant des classes et sous-classes parmi les habitants.

Beaucoup d’Allemands s’en vont sous la pression. Mais 130.000 d’entre eux seront expulsés, prévenu au dernier moment, en ne pouvant emmener que quelques effets personnels.

Marie Hart raconte la douleur de ces personnes expulsées, le calvaire enduré par leurs familles jusqu’au départ inéluctable car la vie devenait intenable sous les pressions conjuguées des autorités et d’une partie de la population. Le désespoir au sein même des familles car le destin des Alsaciens aura été d’être écartelés : la fille de la famille qui a épousé un Français de Besançon est à présent du bon côté de l’histoire alors que sa sœur ayant épousé un Allemand devient une paria. Métaphore de l’Alsace ?

L’auteure n’est jamais revenue en Alsace et cela fut pour elle un déchirement. Mais elle continua d’écrire dans sa langue maternelle et son dernier ouvrage, édité par sa fille en 1930, six ans après sa disparition, s’intitule : « Üs min’re alte Heimet », que je traduirai maladroitement « De mon ancien pays » car le terme Heimet ou Heimat est intraduisible en français. Peut-être trouve-t-on là une des raisons de l’incompréhension que notre région a toujours suscitée outre-Vosges…

En tout cas, précipitez-vous dans les bonnes librairies pour acquérir cet ouvrage capital pour comprendre notre région.

Michel Muller

Joseph Schmittbiel tient un blog dans lequel il délivre des conférences magistrales sur l’histoire de l’Alsace. Il ne cache pas ses sentiments régionalistes mais rétablit, avec intelligence et pertinence, des vérités sur la réalité alsacienne que nos compatriotes peinent à connaître.

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