UNE INAUGURATION SOLENNELLE

Ce jeudi 20 décembre 2018, à l’ENA de Strasbourg, s’est tenu un colloque contre la pauvreté.

A l’ouverture de la session, les orateurs étaient les présidents du conseil départemental de Meurthe et Moselle et du Bas-Rhin, puis Olivier Noblecourt, délégué interministériel à la lutte contre la pauvreté, enfin Christelle Dubos, secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé,  le tout en présence du préfet de la Région Grand-est en grand uniforme.

Pourquoi ces précisions d’ordre protocolaire ? Pour souligner le caractère solennel que la puissance publique a voulu donner à ces rencontres dédiées au mal qui ronge notre société depuis plus de 30 ans, auquel elle consacre des trésors d’ingéniosité et  de savoir-faire, dans des dispositifs toujours plus complexes, sans pour autant faire reculer le phénomène d’un iota, bien au contraire.

UNE AMBIANCE FEUTRÉE

Après s’être aimablement renvoyé l’ascenseur, tout en soulignant leur proximité de pensée malgré leur orientation politique différente, les présidents des deux départements ont, en guise de pistes nouvelles à explorer, vanté les mérites respectifs de leur politique passée, qui consiste surtout à faire mieux avec toujours moins, au profit de celles et ceux qui justement ont le moins, pour reprendre l’habile slogan qui leur tient lieu de pensée philosophique.

Sans commentaire

« Il faut s’attaquer aux causes », proclame le président de Meurthe et Moselle, « il faut faire jouer la solidarité », renchérit celui du Bas-Rhin. Justement, reprend crescendo le délégué interministériel, le Président Macron impulse ce cycle de rencontres qui doit conduire à l’instauration de nouvelles règles du jeu social dont le revenu universel d’activité doit être la clé de voûte… Autant dire que la messe est dite alors que le curé sort à peine de la sacristie…

UN PARCOURS BALISE

Puis nous sommes invités à nous rendre dans les ateliers auxquels nous nous sommes inscrits. Il me semble confusément que la majorité des participants, qu’ils soient élus, fonctionnaires d’autorité, agents des services sociaux de tous grades et conditions, ou militants associatifs,  tout le monde est dans une communauté d’esprit et de pensée avec les initiateurs de cette grand messe censée prendre à bras le corps un problème qui n’en finit pas d’empoisonner la vie sociale de ce pays…

S’attaquer aux causes, certes, monsieur de Meurthe et Moselle.. Mais aux causes découlant d’autres causes, autrement dit aux conséquences de causes plus en amont dans la hiérarchie des causes… Mais s’attaquer aux causes premières, celles de l’inégalité monstrueuse des patrimoines et des revenus, avec cette omniprésente « optimisation fiscale » qui met toujours plus hors de portée les sommes nécessaires au fonctionnement normal d’une société moderne pour les mettre à la disposition de potentats dont les exigences  capricieuses atteignent des sommets, autant essayer de vider la mer avec un dé à coudre, comme l’a si bien évoqué Saint Augustin…

De même, le légitime appel à la solidarité de Monsieur du Bas-Rhin ne s’adresse pas à la partie de la Société qui le surplombe, tels les occupants de la loge d’Honneur de l’Opéra qui peuvent à loisir le lorgner avec toute la morgue dont ils sont capables. Cette injonction morale s’adresse aux balcons inférieurs occupés par la classe dite « moyenne », et au  parterre sur lequel il peut exercer son autorité pointilleuse et distribuer les bons et mauvais points sous forme d’allocation pleine, réduite ou nulle, du RSA.

Heureusement, nous n’eûmes pas à endurer la profession de foi dans le bénévolat prescrit aux allocataires du RSA que n’eût pas manqué de nous infliger la présidente du département du Haut-Rhin, si d’aventure elle avait été conviée  à s’exprimer à cette même tribune.

Quant au « Revenu Universel d’Activité » cher au Président Macron, évoqué par son délégué interministériel, il ne peut se prétendre « universel », si on ne peut l’obtenir qu’à condition d’exercer une activité. Un tel revenu existe déjà, il s’appelle la rémunération du travail, autrement dit le salaire, et il n’a rien d’universel, surtout en période de chômage massif et de destruction du Code du Travail.

UN DEBAT BIAISE

Après cette entrée en matière toute pétrie de bonnes intentions et forts de l’assurance gouvernementale que cette fois la dimension sociale de son action est au rendez-vous,  nous nous rendons sur le lieu de notre atelier consacré au travail social. Nous sommes trente à quarante, installés dans un lieu feutré à la moquette épaisse et aux fauteuils disposés comme dans une salle de cinéma, ce qui rend les échanges particulièrement malaisés. Deux meneuses de jeu et un secrétaire cadrent les débats et fixent le champ d’intervention.

La parole est libre certes, mais pas question de sortir des sentiers balisés, et on comprend d’emblée que les thèmes sont déjà définis. Et comme  le budget consacré à l’action sociale est « contraint », mot magique s’il en fut, il ne sert à rien de batifoler par-dessus les lignes comptables et de prétendre dénoncer la baisse du coût du travail qui plonge tant de gens dans la misère alors qu’ils produisent de la richesse dont ils et elles ne voient jamais la couleur… D’où la profusion de jaune dans l’espace public ces derniers temps, comme un rappel de la couleur de l’or qui manque tant à de si nombreux travailleurs qui n’en peuvent plus de tirer le diable par la queue…

C’est pourtant ce que j’ai eu l’outrecuidance de dire, ou plutôt de suggérer, car dans une telle ambiance de connivence entre gens de bonne compagnie et maniant les mêmes codes, on passe vite pour impertinent de ne pas s’exprimer à l’unisson du groupe.

C’est ainsi que j’ai ressenti une irritation à peine voilée chez mon voisin de fauteuil, directeur de la CAF de l’Aube, homme pourtant charmant et disposé à dialoguer avec la Terre entière, pourvu qu’on ne remette pas en question l’ordre social dans lequel il a sa noble mission à remplir, celle de verser à tout ayant droit le montant de son RSA, qui permet au ou à la « bénéficiaire » de se maintenir la tête hors de l’eau, pourvu qu’il en soit informé, tâche à laquelle il s’attelle avec une ardeur et une énergie dignes d’une meilleure cause…

A la mine consternée de l’animatrice, j’ai compris l’étendue de ma faute en parlant vulgairement gros sous. Mais elle me rassure aussitôt, ce n’est pas ici qu’il faut aborder cet aspect des choses, mais dans l’atelier « insertion et rôle des entreprises dans la lutte contre la pauvreté » qui se déroule non loin, mais que je n’ai pas eu le bon goût de choisir d’emblée… Ainsi, il existe dans cette vaste réflexion institutionnelle un espace où parler de la juste répartition des richesses, de la lutte contre l’évasion fiscale et contre le dumping social..

La prochaine fois je m’inscrirai donc à cet atelier où se peaufine la stratégie des entreprises déterminées à éradiquer la pauvreté des classes laborieuses grâce à une politique salariale ambitieuse, du moins j’ose le croire.

SURTOUT NE RIEN CHANGER

Puis la conclusion des échanges de bonnes pratiques met l’accent sur la nécessité de laisser parler les pauvres, de ne pas parler à leur place, et  d’écouter humblement ce qu’ils ont à dire à travers le véritable travail d’enseignement qu’ils ont à dispenser à la société : il est question qu’ils soient nos maîtres en humilité. Mais il n’est nulle part dit que ce travail d’enseignement soit rémunéré, ce qui serait pourtant le meilleur moyen de les sortir de la pauvreté en leur donnant de quoi satisfaire leurs besoins de base, en échange de leurs lumières sur la meilleure façon de choisir entre payer le gaz ou le loyer ce mois-ci, et l’inverse le mois prochain. Belle leçon d’économies pour l’assistant(e) social(e), au cas bien improbable où il ou elle serait plongé(e) lui ou elle-même dans la précarité…

L’actuelle organisation de la société est basée sur la division des statuts sociaux : aux un(e)s, les revenus stables et le travail de prescription, de contrôle et d’injonction dans un environnement réglementé et protégé, une évolution de carrière les mettant à l’abri de la précarité et du déclassement.

Aux autres, l’univers « romantique » du risque et de l’incertitude du lendemain, une dent qui se déchausse, une batterie de voiture qu’il faut changer, et voilà par terre le fragile édifice de leur instable situation financière…

Avec quelle désinvolture ceux-ci sont jetés en pâture à la concurrence « libre et non faussée » chère aux adeptes du traité de Lisbonne, exhortant ces braves « opérateurs » à une éternelle compétition avec leurs homologues européens, eux-mêmes soumis au challenge de faire mieux et moins cher que les Chinois, les Éthiopiens, ou tout autre concurrent qui voudra bien, contraint et forcé, descendre dans l’arène.

Pas étonnant que dans cet univers impitoyable où le licenciement guette, où la mise à la rue menace, où la mendicité rôde, la xénophobie et le chacun pour soi gagnent, et tout le monde devient un concurrent ou un poids mort à entretenir, chômeur, malade, étudiant, élu, fonctionnaire, étranger en situation régulière ou non, et les tribuns à poigne reviennent en grâce… C’est un réflexe de survie qui s’est déclenché, et toutes les leçons de morale et de bienséance n’y pourront rien, seule la justice sociale peut y répondre efficacement.

UNE RÈGLE DE FER

Car dans cette société de la bonne parole, bienveillante et consolatrice, il y a un impératif qui passe tous les autres : celui de la rentabilité financière, celui du fléchage de l’argent en direction des banques et des patrimoines des plus fortunés, sous prétexte de bonne santé des riches qui serait garante de celle des pauvres, et toute ponction qui est faite sur ce qu’ils considèrent comme leur dû doit être diminué, voire supprimé. Ainsi disparaît petit à petit tout ce qui constitue le patrimoine indivisible et d’utilité hautement sociale de l’Humanité, puisque ces libéralités menacent  le rendement de ces fortunes monstrueuses uniquement vouées à la satisfaction des caprices de quelques-uns.

A la lumière de ce fait incontestable, (il suffit d’ouvrir Fortune ou Capital pour vérifier que cette affirmation n’est pas un « fake news ») aucune théorie économique ne tient; aucune justification intellectuelle ne peut emporter le consentement du plus grand nombre. Il faut que les hommes politiques le comprennent, eux qui sont élus pour organiser la société au profit de l’ensemble de ses membres, et non pour maintenir dans la précarité ceux qui produisent la richesse, en les surveillant contrôlant et réprimant par  l’action des agents chargés  de maintenir la paix publique, dont les services sociaux et les associations qui leur servent de supplétifs font partie, bien qu’ils s’en défendent…

C’est le sens du surgissement des Gilets Jaunes. Il ne s’agit pas de les calmer en prenant hâtivement et tardivement quelques mesures vaguement correctrices. Il s’agit d’instituer la justice sociale et fiscale, en commençant par rétribuer correctement le travail, y compris dans ce que certains appellent des charges, qui sont en fait du salaire différé qui sert à financer la protection sociale, et qui est la seule source de revenus de l’immense majorité d’entre nous, et la seule véritable source de production de richesse, contrairement à la légende qui veut que ce soit le capital qui remplisse ce rôle, et non de perpétuer les pratiques charitables tout droit issues du XIX ème siècle,  que les institutions politiques et associatives ont récemment remises à l’honneur…

On m’objectera que je passe sous silence la production automatique des richesses par des machines, elle-même achetées en immobilisant de gros capitaux qu’il faut bien rétribuer. C’est pourquoi il est temps de réfléchir sérieusement à la taxation de ces sources de profit indépendantes de toute intervention humaine, afin de financer le revenu universel  et inconditionnel, qui seul sortira durablement et définitivement l’humanité de l’angoisse du lendemain, qui est une torture morale à proscrire par tous les moyens…

Il s’agirait d’entrer enfin dans ce XXIème siècle dont on nous a chanté merveilles à mesure qu’on s’en approchait. Mais encore faut-il avoir le courage de ne plus nous prosterner devant ceux qui ont voué toute leur existence à l’accumulation des richesses produites par les autres, et qui  consacrent à leur accroissement tous les moyens que leur fournit leur écrasante supériorité financière, jusqu’aux plus criminels…

UNE RÉVOLUTION NÉCESSAIRE

A l’issue de cette analyse, un constat s’impose : Une société dite « normale », où tout le monde a sa place doit trouver son point d’équilibre dans la satisfaction des besoins de base de tous ses membres, dans le respect de leurs aspirations légitimes à organiser leur vie comme ils l’entendent, les uns plus audacieux, plus entreprenants, ou plus timorés ou indolents que d’autres. C’est la diversité de leur caractère, de leurs centres d’intérêt et de leur style de vie qui fait la richesse et la solidité du tissu social ainsi constitué.

Égalité de droits, ne veut pas dire uniformité de moyens d’existence et de pratiques culturelles, cultuelles et philosophiques. L’équilibre est délicat à trouver entre respect de la vie privée et préservation de la paix publique. Mais c’est ce qui fait le charme d’une société sophistiquée, ambitieuse dans son projet, et humble dans les moyens de sa réalisation.

Il est tout à fait anormal de voir, comme aujourd’hui, des millions de personnes obligées de recourir à l’aide publique, à se nourrir des restes des autres, à se loger dans des conditions indignes ou à dormir dans la rue. Il est tout aussi anormal de répondre à ces besoins criants par plus de contrainte, de surveillance et de lieux d’enfermement, et l’appareil d’État n’a pas à remplir ce rôle de maintien d’un ordre injuste au profit de quelques seigneurs d’un autre âge.

On voit bien que ce refus de l’institution de répondre à la satisfaction des besoins de ces personnes constitue un coût énorme pour l’ensemble de la société, et que la réponse qui y est apportée est non seulement inadaptée, mais néfaste. Ce n’est pas en sollicitant toujours davantage les forces de l’ordre et les services sociaux, tout en prétendant baisser le niveau des dépenses publiques, que la situation va s’améliorer.

Quand entrerons-nous enfin dans l’âge adulte en organisant la société au profit de tous ses membres ? Les immenses progrès faits dans tous les domaines depuis les dernières décennies montrent que nous en avons les moyens. Il ne manque plus que la volonté d’y parvenir, et c’est la seule tâche légitime du pouvoir politique, faute de quoi l’humanité tout entière plongera dans la barbarie, comme elle est  en train de le faire dans de plus en plus d’endroits du Monde.