Le texte ci-dessous émane de quelques franco-iraniens d’Alsace qui tiennent à protester publiquement contre les activités d’une « Association culturelle iranienne» soutenue financièrement, et donc politiquement, par la mairie de Strasbourg.

Cette Association organise tous les deux ans en grande pompe « la quinzaine culturelle iranienne » à Strasbourg. Il s’agit là d’une manifestation qui sert d’écran : si l’activité commerciale et les bonnes affaires s’y déploient, toute voix dissidente y est bannie.

Le directeur de cette « Association culturelle iranienne » ne se cache pas de s’appuyer sur des bonnes relations entre le maire actuel de Strasbourg et celui de Téhéran (ancien chef des Gardiens de la « Révolution » du régime iranien et connu pour diverses « activités répressives »).

Les intertitres sont de la rédaction de L’Alterpresse68.

L’Alterpresse68

La quinzaine de l’iraniaiserie à Strasbourg

Ce mois de mars a eu lieu la Quinzaine culturelle iranienne, biennale se voulant un « événement » culturel depuis maintenant plusieurs années avec l’aval de la Mairie de Strasbourg. Là où on se félicite pour l’insignifiance d’une boursoufflure devenue formelle, une réflexion s’impose sur la signification des choses et des temps qui courent.

Lors de la dernière rencontre publique de la Quinzaine culturelle iranienne, (25 mars, à la librairie Kléber) les remarques suivantes ont été adressées au président de cette Association :

  • Selon vos affiches et vos slogans, vous prétendez promouvoir « un autre regard sur l’Iran ». Or, vous ne faites que vous inscrire dans une attitude bien établie médiatiquement pour imposer un certain regard sur l’Iran en conformité avec les intérêts des milieux d’affaires franco-iraniens.
  • Vous proclamez sans cesse que l’Iran est un pays comme les autres. Or, ce n’est qu’une opération d’opacification construite selon certains intérêts. L’Iran est un pays qui se caractérise indéniablement, depuis environ quatre décennies, par son régime politique qui est une tyrannie théocratique maintenue par un Etat répressif anachronique.
  • Sous couvert d’activités culturelles, votre Association propage une politique marquée par l’exclusion de toute voix dissidente et critique, tant en Iran que dans la diaspora persanophone, à l’égard des réalités sociopolitiques de l’Iran. C’est pourquoi vous avez brandi pour la énième fois le cinéma de Kiarostami en tant qu’alibi à votre refus obstiné d’aborder l’insoutenable situation de tant de créateurs culturels et d’artistes en Iran (comme le jeun cinéaste Keywan Karimi, mis en prison et condamné à 223 coups de fouet pour avoir réalisé un documentaire). C’est pourquoi aussi vous avez invité un économiste bien connu pour sa défense du néolibéralisme pour présenter la situation économique en Iran, et promouvoir ainsi ouvertement l’investissement et le tourisme vers l’Iran…

Cependant, le cas de cette Association n’étant pas un cas isolé et local, nous tenons à inscrire notre critique à son égard dans l’approche globale suivante :

Le « tout politique » remplacé par le « tout culturel« 

Il fut un temps où le tout politique constituait le fond des gesticulations associatives des Iraniens exilés. Délétère quant à sa nature idéologique et simplificatrice, il était pourtant jugé incontournable à une certaine époque, aussi bien par les étudiants que par le militantisme ambiant. Pas une activité artistique ou littéraire qui ne se revendique du « politique ». On s’insurgeait contre la tyrannie, soi-disant. Mais une force autrement tyrannique et d’une ampleur monstrueuse a balayé d’un revers de main tout ce tapage idéologique. La « révolution islamique » avait triomphé et avait du même coup sucé jusqu’à la moelle la sève politique. La déception des anciens tenants de l’idéal activiste fut à la hauteur de la répression féroce qui s’en est suivie. Le nouveau régime des mollahs ne supporta aucune velléité de ce genre. Il permit en revanche toute sorte de ralliements et de collusions entre la politique et les affaires en sous-main. Les reconversions furent nombreuses. Plus révolutionnaire tu meurs mais plus opportuniste que l’ex-révolutionnaire tu accèdes au pouvoir et à ses fastes !

Les temps ont changé. Plus exactement, le régime en place a tout fait pour que notre perception du temps change. Instigateur acharné de la « culture » – islamique bien sûr ! – il a le premier initié ce mouvement et ce glissement sur lequel surfe maintenant l’activisme culturel sans broncher : le tout politique est remplacé par le tout culturel. Presque quatre décennies se sont ainsi écoulées. De jeunes générations d’Iraniens sont nées. On l’oublie trop facilement de nos jours, mais en réalité c’est le grand inquisiteur lui-même qui, versant le sang des opposants, versa aussi volontiers dans la défense de la culture iranienne. D’abord sous prétexte de contrer « l’invasion culturelle occidentale », ensuite pour consolider mieux ses assises et ficeler son infatigable système de propagande. Depuis, la normalisation politique qu’il promet par intermittence à l’extérieur de l’Iran est à l’image du blanchiment de son pouvoir mafieux qu’il promeut sans cesse à l’intérieur du pays.

La bonne « image » de l’industrie de l’amusement

D’ailleurs le mot « image » est bienvenu dans ce contexte. La culture semble être ce domaine privilégié de l’accommodement par l’image. Sauf qu’elle ne diffère guère dans ce cas de la démagogie ni des procédés habituels de l’industrie de l’amusement. Il faut donner une bonne « image » de l’Iran post-révolutionnaire. L’Occident, curieusement, va s’entendre avec les mollahs sur cette injonction. Là encore, collusion entre les sphères : politique, économique, culturelle, milieux d’affaires. Les cartes sont brouillées et les oppositions effacées.

 Un cinéma festivalier couronné de prix (comme le cinéma de Kiarostami, abordé dans la note ajoutée à l’introduction) sera la cerise sur le gâteau dans cette course à la bonne image. Le cinéma « culturel » iranien, cinéma d’export,  est en réalité un clin d’œil de complicité entre « bons-entendants » : La mémoire des bourreaux et du terrorisme d’Etat est supplantée « naïvement » par une esthétique de flux d’image (caméra fixe et mouvement pseudo aléatoire) et un graphisme de jeu d’acteurs (femmes voilées). Le spectateur occidental ignore tout de leur véritable ancrage dans les intrigues de la quotidienneté à l’iranienne que la télévision d’Etat diffuse tous les jours dans ses séries et son cinéma industriel à usage interne. C’est précisément cette naïveté filmée, jugée exotique et appréciée pour la même raison par le jury occidental, qui est hautement problématique. En retour, il ne faut alors pas s’étonner que des membres de la diaspora iranienne à mémoire courte trouvent tout autant exaltant un signe de reconnaissance qui leur vient de l’Occident et qui les réconforte – à côté du grand fiasco politico collectif pour lequel ils ne se sentent pas coupables – dans l’image positive culturelle qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur « haute » civilisation. Le tout culturel donne l’illusion de nous sauver du tout politique sans jamais combler vraiment le fossé qui les sépare.

Une iranophilie de mauvais aloi…

Que l’activisme associatif en exile puisse sauter à pieds joints dans ce fossé avec la prétention de le combler ne doit pas nous faire oublier les affres inavouables d’une diaspora culturaliste qui, comme ses aïeux politisés il y a quarante ans, a complètement loupé la fabrication de ses intellectuels critiques. Rien n’y fait : les biennales, les journées culturelles, les séminaires sur l’Iran se succèdent, mais l’autoglorification (l’Iran dit « éternel ») se transmet de génération en génération sous des formes variées. Le moindre orateur ne manquera jamais de rappeler à son auditoire son illustre pedigree. Et, toute proportion gardée, la collusion entre les sphères (politique, économique, milieux d’affaires)inaugur avec Caviar continue, elle aussi ! Une sorte de complicité bilatérale égraine les activités de nos amateurs de culture. Avec leur iranophilie de mauvais aloi, jamais interrogée dans ses fondements et invisible à l’œil nu (la marchandise à vendre l’oblige), ils ont visiblement le vent en poupe. Et ils feront du vent pour le reste ! En dirigeant les opérations, naturellement disposés à ce genre de tâche, puisque de la trempe de ceux qui tiennent des comptoirs tout en tenant tête aux critiques, ils ont certes changé de veste conformément à l’époque, mais ils ont gardé l’ancienne méthode. L’artiste authentique et sa force de refus une fois refusée, tout le monde est artiste parvenu sur la scène.

Pire encore, la seule différence de condition qui fait d’un Iranien vivant hors sa patrie un vrai affranchi dans sa tête et dans sa solitude – condition nécessaire de la créativité et de la pensée libre – est pompeusement indifférenciée et liquidée. Et cela au profit d’un attachement péremptoire, passe-partout en vérité, à « sa » culture, autrement dit à un collectif de signes extérieurs de la richesse immatérielle. A l’image de la religion au nom de laquelle l’Iranien doit se taire. Soit dit en passant, elle apporte largement la « matière », en espèces bien sonnantes et trébuchantes, à ceux qui ont en charge de le faire taire. Il est alors condamné à assister impuissant à l’inversion permanente de la matière et de l’esprit chez ses tutelles enturbannées, inscrite au cœur même du processus politico-culturel dès la « révolution » de 1979. Sauf à alléguer la fausse conscience, et hormis ceux pour qui tout commerce entre les humains est en soi un business, c’est finalement la satisfaction généralisée que les Iraniens et les non-Iraniens tirent désormais de ce genre de l‘iran-niaiserie qui demeure incompréhensible.

Et des iraniaiseries

Si on accepte notre néologisme, forgé sur le modèle du mot « chinoiserie », nous aimons bien parler de l’iraniaiserie dans ce contexte, propice à remplir la vitrine, le culte de la célébrité en prime, avec son tralala de l’antiquité glorieuse, de la poésie mystique, de la musique traditionnelle et des délices culinaires consommables à huis clos. Puis, comme exemple type, d’évoquer la romancière iranienne, l’invitée d’honneur, que nous avons entendue lors de l’une de ces manifestations culturelles. Elle nous a expliqué sourire aux lèvres en quoi consistait le sens « profond » de la courtoisie iranienne, le fameux Tärof, c’est-à-dire la façon exagérée et un peu hypocrite de se rapporter aux autres chez nos compatriotes. La salle était apparemment conquise.

 Sans façon, disions-nous en réaction. Là où l’idéologie et la pratique étatique a déjà mobilisé toutes les ressources de l’identité iranienne afin de pérenniser son pouvoir, ce genre de niaiserie n’amusera que la petite galerie.

 La seule victoire provisoire de la culture iranienne sur la politique iranienne aurait été de nier un monde et un ordre qui l’ont déjà niée depuis longtemps dans son principe créateur. Cela s’appelle penser sans Tärof et passer outre non seulement la censure, réelle ou intériorisée, mais aussi aller au-delà de la fausse normalisation dictée par les affaires. Mais si tel n’est pas le désir de nos amateurs de culture qui le jugent mal approprié à leur mission de donner une « bonne » image de l’Iran occupé, il appartient à chacun, libéré du maniérisme et loin des assemblés, de désirer autrement l’image qu’il se fait de son expression individuelle.  

 Du reste, c’est sur le terrain promotionnel des produits du terroir en France (dont quelque chose comme « culture iranienne ») que se place en amont la lutte cachée entre l’universalisme des uns – suspendu à la question de la vérité – et le régionalisme auquel aspirent les autres, ersatz habituel de l’identité. Avec pour les uns le sentiment agréable, facilement obtenu, de se trouver chez soi et pour les autres le sentiment douloureux, consciencieusement assumé, de ne se trouver jamais nulle part chez soi. Ne demandez alors pas pourquoi tant d’absence !

Strasbourg, le 26 mars 2017