« Très politique » a dit la presse en réaction au discours de Jean Rottner, maire de Mulhouse, lors de la présentation de ses vœux, le 15 janvier 2015. De quoi nous inciter à aller y voir de plus près. Nous l’avons surtout trouvé très idéologique.

Goya : "Le sommeil de la raison engendre les monstres"

Goya : « Le sommeil de la raison engendre les monstres »

Roulement de tambour :

« Et je vous le dis ce soir, comme je le pense : nous n’avons pas vocation à aller de catastrophe en catastrophe, de pleur en pleur, de Charlie en Charlie. Nous sommes en guerre. Nous devons réagir.
Nous sommes en guerre depuis longtemps déjà sur les territoires étrangers. Pleurant un otage ou des militaires qui ont donné leur vie au nom de nos valeurs.
Le théâtre des opérations a simplement changé. C’est maintenant en France que le combat a lieu. Ce sont des Français qui ont massacré d’autres Français. Nos valeurs ont été bafouées. Les fondements de notre démocratie ébranlés. La France a été attaquée au cœur.
Nous sommes en guerre. Et d’abord contre nous même. Dans notre pays, nous nous complaisons depuis trop longtemps dans des lieux communs. Dans des excuses. Dans des explications qui tendent à pardonner l’impardonnable.
A vouloir tout comprendre, on finit par tout accepter » écrivait déjà Saint-Augustin ».
Discours de Jean Rottner, Maire de Mulhouse, à la cérémonie de vœux (15 janvier 2015)

Je passe les phrases creuses sur ce que nous avons vocation à être ou ne pas être, il y en aura encore beaucoup à la suite, pour aborder d’emblée la thématique guerrière et les glissements sémantiques du mot guerre nous faisant passer de la guerre dans le monde à la guerre intérieure puis à la guerre contre la tolérance. Sans jamais que l’on sache qui fait la guerre à qui. Ce sont-là jeux de mots dangereux par leur flou dans un contexte où la vraie guerre est partout et ne cesse de se rappeler à nous avec son flot de haine, en Syrie, en Libye, en Irak, en Palestine, en Afrique et en Ukraine. La France y est engagée. Rappelons au passage que les drones de M. Obama tuent et terrorisent des populations civiles au nom de la guerre contre le terrorisme et de la défense de « nos valeurs ».
Amalgamer tout cela sous le vocable de guerre globale contre un terrorisme global nous entraîne tout droit dans la guerre de civilisation avec les conséquences catastrophiques que nous avons déjà eues avec l’aventurisme des États-Unis. Les guerres d’aujourd’hui en sont en partie largement une conséquence. La question n’est pas de savoir qui est le général mais contre qui et quoi l’on se bat. Où est le front ? En Ukraine ? Les discours brumeux qui sont aussi ceux des éditoriaux du journal L’Alsace sont des attrape-tout démagogiques.

L’ignoble attentat perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo et les massacres et assassinats qui s’en suivirent peuvent apparaître comme l’« irruption, au cœur de la France, de la guerre du Moyen-Orient, guerre civile et guerre internationale où la France est intervenue à la suite des Etats-Unis »(Edgar Morin dans Le Monde). Mais il resterait à en préciser les modalités peut être plus idéologiques qu’opérationnelles si l’on en juge par les dernières informations et cela ne signifie pas pour autant que nous soyons dans une guerre civile intérieure en vertu d’un simple déplacement du théâtre des opérations.

« Ce sont des Français qui ont massacré d’autres Français ».
(Jean Rottner)

C’est vrai aussi pour Richard Durns qui a massacré le conseil municipal de Nanterre (huit élus morts en 2002). C’est vrai aussi à Columbine où des Américains ont massacré des Américains et ailleurs. La liste des massacres est longue. Cela dit sans nier les particularités de la tragédie qui nous occupe. Mais nous ne saurons pas grand chose sur les motivations des auteurs faute de pouvoir leur faire un procès. Les terroristes dans l’histoire se sont déjà parés de nombreux masques puisés dans l’air du temps et floutant leur véritable nature et son mystère. Affublés d’abord du masque révolutionnaire, on a vu peu à peu le maquillage politique se défaire pour réapparaître petit à petit en vernis religieux. Dans tous les cas ils ne servent qu’à conforter ou mettre en place des états policiers. C’est bien parti encore une fois. Ordre policier et ordre moral avancent de pair.

Ne devrait-on pas noter que l’offensive jihadiste se déroule sur fond d’échec et d’impuissance des printemps arabes ?

Victimes et bourreaux ont la caractéristique commune d’être des êtres humains avant d’être classés dans une quelconque autre catégorie.

Revenons au texte des vœux :

« La France a été attaquée au cœur.
Nous sommes en guerre. Et d’abord contre nous même. »

Courage fuyons.

J’aimerais être sûr que nous définissons de la même façon ce qui fait le cœur de la France. Jean Rottner est-il contre un Patriot Act à la française, conteste-t-il que nous soyons comme son mentor le réclame dans une guerre de civilisation ?
Nous serions en guerre. Mais contre qui ? A défaut de le savoir, ah tiens, pourquoi pas, ce sera la guerre contre … nous-mêmes !  car « à vouloir tout comprendre, on finit par tout accepter »

La référence à l’évêque d’Hippone est tirée d’un extrait plus large très en vogue dans les milieux qui cherchent à fixer des limites à la tolérance :

à force de tout voir, on finit par tout supporter ? À force de tout supporter, on finit par tout tolérer… À force de tout tolérer, on finit par tout accepter… À force de tout accepter, on finit par tout approuver

Il traite de l’accoutumance au vice. Et il est intéressant de noter que l’extrait commence par ne pas vouloir tout voir. Mais bon, je ne suis pas spécialiste d’Augustin d’Hippone. Le public non plus, d’ailleurs. C’est ce que l’on appelle un argument d’autorité.

Sortie du contexte, la phrase est parfaitement contestable. Elle condamne l’intelligence. Elle dit que les explications « tendent à pardonner l’impardonnable » et donc Circulez il n’y a rien à comprendre surtout si vous ne voulez pas en plus être soupçonné de vouloir pardonner.

Alors que c’est précisément le sommeil de la raison qui engendre les monstres comme l’avait si bien compris Goya (notre image)

« Comme le savait Goya, c’est le sommeil de la raison qui engendre les monstres, et c’est encore plus vrai dans le monde contemporain que caractérise l’hyperpuissance des moyens – revolvers 11.43, webcams, médias de masse, robots financiers – et l’impuissance des fins, c’est-à-dire leur perte, qui, faisant perdre aussi la raison, favorise les passages à l’acte en tous genres que provoque une constante excitation de la pulsion de destruction dans un monde devenu lui-même intrinsèquement et tragiquement pulsionnel ».

(Bernard Stiegler : Ces abominables tueries peuvent s’expliquer par la dérive de nos sociétés. Journal Le Monde du 29 mars 2012 à propos de la tuerie de Toulouse)

Or c’est bien l’indigence des fins qui est notre problème ainsi que le désastre politique qui est aussi culturel dans lequel nous sommes.

Et croyant tenir le bon bout, je te décline saint Augustin

« A vouloir tout accepter, nous en sommes venus, dans notre pays, à nous justifier pour exposer des crèches à Noël !
Nous refusons de regarder les difficultés en face, nous ne savons plus faire des choix
courageux.
Pour autant, je ne laisserai pas tout dire de la France. Bien sûr, je refuse la stigmatisation et l’amalgame. Mais je revendique la possibilité de dénoncer ceux qui voudraient que la parole publique soit convenue, manipulable et donc faible.
La France des droits de l’homme, terre d’asile, généreuse et fraternelle doit dorénavant revêtir ses habits d’exigence et de fermeté.
Certains mots peuvent parfois donner le sentiment de blesser mais ils ne doivent plus servir d’alibi pour ne pas répondre aux questions »

Discours de Jean Rottner, Maire de Mulhouse à la cérémonie de vœux (15 janvier 2015)

Le gras du texte, c’est pour les applaudissements et la démagogie. Personne ne demande à s’excuser pour l’exposition de crèches, il suffit du respect de la loi. Elle concerne la laïcité dans les lieux publics de la République qui vaut en Alsace comme ailleurs.
A moins qu’il ne s’agisse d’un nous de majesté, j’ai un peu de mal avec le galimatias qui suit. J’y perd mon latin (de cuisine).
Le reste est à l’avenant, le maire se veut à la fois le procureur, le policier, le juge mais de quoi on ne le saura pas trop. Curieuse façon de défendre la République.
Si ce n’est que l’histoire nous apprend que l’usage flou des mots a pour fonction précise d’interdire de penser. Il produit en outre des phrases inquiétantes qui tout en se revendiquant du refus des amalgames en pratique bel et bien comme le montre la chute de ce passage, clin d’œil à l’islamophobie. :

« Quels comportements pouvons-nous accepter ou refuser ?
Pouvons-nous continuer à accepter que la laïcité soit utilisée par certains pour
imposer, sous prétexte d’égalité, l’expression de croyances qui bafouent notre idéal
républicain
Nous devons dire non !
Pouvons-nous continuer à accepter que l’autorité de l’Etat, du policier, du juge soit sans cesse contestée ?
Nous devons dire non !
Pouvons-nous laisser nos lois inappliquées ? Pouvons-vous continuer d’accepter le port du voile intégral dans l’espace public »

Le voile intégral qualifié d’ « expression de croyances qui bafouent notre idéal républicain » Qu’est-ce que ça vient faire ici si ce n’est d’être mis au service d’une rhétorique guerrière là ou un rappel de la loi suffirait. Le ton n’est pas seulement martial, il est également autoritaire. « Je ne laisserai pas faire ! ».

Une ville, Monsieur le Maire, ne se gère pas comme un service d’urgence.

Sigmund Freud dès 1915 définissait ainsi les exigences de l’Etat en guerre

« L’État [qui fait la guerre] exige de ses citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifices, tout en faisant d’eux des sujets mineurs par un secret excessif et une censure des communications et expressions d’opinions, qui met ceux qu’on a ainsi intellectuellement opprimés hors d’état de faire face à toute situation défavorable et à toute rumeur alarmante ». (Freud : Actuelles sur la guerre et sur la mort. 1915)

Sans être en guerre mais en se mettant dans la posture de l’être, on espère obtenir les mêmes effets. Et donc, Jean Rottner n’y manque pas : ça donne donc l’interdiction de sites Internet et des sanctions contre ceux qui les consultent c’est à dire la mise sous tutelle policière du web hors du contrôle par la justice et, encore plus absurde, l’interdiction de revenir sur le territoire même aux jeunes français qui se sont fourvoyés dans le jihadisme.

Pour ne pas rallonger, laissons là cette accumulation de raccourcis et de slogans sans objet définis.

Cette guerre, Monsieur Rottner n’est pas la mienne. Non seulement vous la ferez sans moi mais je la combattrai. Je ne suis pas un déserteur mais je ne suis pas non plus sur terre pour tromper les pauvres gens.

Ce qu’il faudrait aujourd’hui ce serait non pas le « courage » de la guerre mais le courage de la paix.

Et cela ne veut sûrement pas dire renoncer au dissensuel. Il y avait plus de dialogue social en France à l’époque pourtant décriée des luttes de classes qu’aujourd’hui qu’elles sont atones. La culture du dissensus fait partie du « cœur de la France ».

Avant de parler de choses à faire, on pourrait commencer par celles qu’il vaudrait mieux ne pas faire. Il serait bon d’arrêter de penser par slogans, de cesser la surenchère verbale. La remarque vaut autant pour les amis de M. Rottner que pour le Premier ministre socialiste dont l’usage du mot appartheid est totalement déplacé car introduire ici une dimension de ségrégation raciale relève aussi de la manipulation des esprits. Mais cela témoigne du vide politique dans lequel nous nous trouvons.

Le vide est aussi culturel. Une première chose à faire serait de retrouver le sens précis des mots.

Dans le texte d’un livre qui vient de paraître et qui était inédit en français, Christa Wolf se livre à une expérience fictive qui consiste à imaginer que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu.  A fortiori, cela signale leur absence chez ceux qui n’en ont pas lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :

« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
(Christa Wolf : Lire, écrire, vivre Christian Bourgois éditeur)

Nous voici mal partis.

Il y a un immense travail d’acculturation à faire qui ne consiste pas seulement en transmission de la culture et en échanges entre les cultures qu’il ne faut pas confondre avec les religions qui n’en sont qu’une dimension mais également dans l’élaboration d’une culture nouvelle accompagnant les technologies émergentes. Nos enfants se mettent à construire des robots humanoïdes. Quelle culture pour accompagner cela ? Et pour quelle « humanité digitale » ?

Ce serait peut-être l’occasion de rappeler que la culture arabe n’est pas exempte d’histoires drôles et de satires.

Il est question de « ville intelligente » que l’Echo Mulhousien définit entre autre par l’existence de la télé-relève du compteur d’eau.  Est-ce cela une ville intelligente ? Jean Rottner dit de Mulhouse que c’est un pôle industriel alors qu’à Motoco, sur le site DMC, il parlait de transformation postindustrielle. Faudrait savoir.

La ville se transforme en laboratoire technologique. Le maire en livrera-t-il les clés sans discussion aux algorithmes ?

Oui refonder le vivre ensemble, oui refonder la ville y compris dans sa dimension symbolique. Une ville au passé industriel aussi riche que Mulhouse n’est pas un village pour cigogne. Matière à débat il y en a. Mais pas sur le mode : à la sortie je ne veux voir qu’une tête. En acceptant que l’on se dise les choses telles qu’elles se devraient d’être dites. Sans complaisance ce qui ne veut pas dire sans respect. Débat pour une fois avec des Mulhousiens sachant que le problème de Mulhouse reste le manque d’un peu plus de courage civique et d’ouverture à la critique de la part de ses habitants.

Bernard Umbrecht