Le Parlement Européen, lors de sa session d’avril à Strasbourg a examiné et débattu, entre beaucoup d’autres sujets, du scandale des Panama Papers et de la directive Secret d’affaires. Comme beaucoup de médias présents, L’Alterpresse68 a fait le lien entre les deux affaires et voilà comment.

Début avril, des militant·e·s d’Attac bloquent l’accès à l’agence de la Société générale de Paris Bourse. Ils dénoncent l’implication de la banque dans le scandale des « Panama Papers » et lancent un appel au blocage des 103 agences de banques privée de Société générale partout en France.

Une nouvelle fois, il a fallu un lanceur d’alerte pour prouver ce que chacun sait et que l’État laisse faire : les banques françaises organisent industriellement l’évasion fiscale. Après BNP Paribas et le Crédit agricole en 2013 dans le scandale « Offshore Leaks », la Société générale est prise la main dans le sac avec ses 979 société offshore des « Panama Papers ».

Comme à chaque fois, « la Société générale s’engage à la transparence » (dixit Michel Sapin !) et jure d’arrêter toute activité au Panama.

En 2014, la Société générale détenait 136 filiales dans les paradis fiscaux, BNP Paribas en comptait 200, le Crédit agricole. Chaque année, ce sont 60 à 80 milliards d’euros qui manquent au budget de l’État à cause de la fraude et de l’évasion fiscale. Des sommes qui permettraient de créer des centaines de milliers d’emplois pour répondre aux urgences sociales et écologiques. A l’échelle européenne, la Commission évalue l’évasion fiscale à 1.000 milliards, le FMI l’estime à 5.000 milliards à l’échelle de la planète ! Combien de scandales encore avant que François Hollande ne tienne sa « promesse n°07.2 », « interdire aux banques d’exercer dans les paradis fiscaux » ?

Lors de sa session d’avril, le Parlement européen a mis cette question à l’ordre du jour et un débat a animé l’hémicycle strasbourgeois. La Commission si souvent opposé à s’immiscer dans les affaires d’évasion fiscale ne peut rester sans réagir devant le scandale qui secoue quasiment la planète entière : 11,5 millions de fichiers décortiqués pendant un an par plus de 300 journalistes, 214.000 entreprises utilisant des sociétés offshore pour placer de l’argent dans les paradis fiscaux, 140 responsables politiques de haut rang et des personnalités diverses mouillées jusqu’aux os. On parle même d’un commissaire européen espagnol qui serait dans le lot.

La Commission européenne a informé le Parlement qu’elle veut à présent mieux contrôler les entreprises et propose qu’elles devront rendre publiques les informations sur leur chiffre d’affaires, les bénéfices, les impôts réglés… Mais cela ne concernerait que les multinationales qui ont plus de 750 millions de CA. Autant dire que 90% d’entre elles échapperont à cette « mise sous surveillance », comme l’a rappelé le groupe socialiste au PE. Les ONG comme Oxfam ou Transparency qui traquent vraiment, elles, les fraudeurs, considèrent que cette mesure est totalement insuffisante.

Mais comme le dit si bien le commissaire Valdis Dombrovskis en charge du dossier à la Commission, « nous faisons tout cela en respectant le secret des affaires ». Patatras, tout cela pue la communication à plein nez et ne donne pas beaucoup d’espoirs que les évadés fiscaux aient grand chose à craindre dans l’avenir. Dès que la pression autour de Panama Papers retombera, les « affaires » pourront reprendre. Dans le secret…

Et cela nous conduit à une autre décision du Parlement européen qui a adopté la directive « Secret des affaires ».

Le parlement européen adopte la directive sur le secret des affaires

Le patronat en est à l’origine et a fait pression sur la Commission pour obtenir une directive traitant de ce sujet. Celle-ci, intitulée « protection du secret des affaires » crée un droit au secret pour les entreprises qui est excessif: il menace directement le travail des journalistes et de leurs sources, les lanceurs d’alerte, les syndicalistes, la liberté d’expression des salariés et nos droits d’accéder à des informations d’intérêt public (par exemple sur les médicaments, les pesticides, les émissions des véhicules, etc.).

Elle a été adoptée par 503 voix pour, 131 contre et 18 abstentions.

Comment en est-on arrivé là ?

Les secrets d’affaires sont tout ce que les entreprises gardent secret pour garder l’avantage sur leurs concurrents. Une recette ou un procédé de fabrication, les plans d’un nouveau produit, un prototype, une liste de clients… Le vol de secrets d’affaires peut être un vrai problème pour les entreprises et est réprimé dans tous les états de l’UE. Mais il n’existait pas de législation uniforme sur le sujet à l’échelle européenne.

Un petit groupe de lobbyistes représentant les intérêts d’entreprises multinationales (Dupont, General Electric, Intel, Nestlé, Michelin, Safran, Alstom…) est parvenu à convaincre la Commission Européenne de rédiger un projet de directive sur le sujet, et l’a aidé tout au long du processus. Le problème est que leur projet a trop bien réussi : ils ont transformé une proposition de législation devant empêcher la concurrence déloyale entre entreprises en un droit au secret unilatéral pour les entreprises. Ce texte menace aujourd’hui quiconque a parfois besoin d’accéder à des informations internes d’une entreprise sans le consentement de celle-ci : les consommateurs, les employés, les journalistes, les scientifiques…

Pourquoi est-ce une menace ?

Avec les définitions aussi larges que vagues prévues par ce projet de directive, presque toutes les informations internes d’une entreprise seraient susceptibles d’être considérées comme des secrets d’affaires. Avec ce texte, les entreprises ne doivent pas identifier activement les informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, comme les états doivent le faire quand par exemple ils apposent le label « secret défense » ou « confidentiel » sur leurs documents.

Un problème supplémentaire est que la directive prévoit de restreindre la publication des documents et des pièces au cours des procédures judiciaires concernées, empêchant qu’elles soient révélées au public. Bien que certaines entreprises en poursuivent d’autres dans le seul but d’accéder à leurs secrets d’affaires, pourquoi de telles mesures, qui risquent d’attenter aux droits de la défense, devraient-elles s’appliquer aux individus ?

Enfin, cette directive ne fait que créer une norme minimale dans l’UE : les États Membres pourront aller plus loin quand ils transposeront le texte en droit national, et feront l’objet de pressions en ce sens de la part des lobbyistes d’entreprises partout en Europe. Cela créera une situation d’hétérogénéité légale dans l’UE que les entreprises pourront exploiter, en lançant des poursuites judiciaires depuis les États ayant adopté les mesures de protection des secrets d’affaires les plus répressives.

En janvier 2015, lorsque le gouvernement français a tenté d’adopter à l’avance les principaux éléments de la directive, il a prévu des mesures pénales de trois ans de prison et 375.000€ d’amende pour les violations de secrets d’affaires (et le double dans les cas où de vagues « intérêts nationaux » seraient en jeu). Les journalistes français se mobilisèrent pour protéger leur droit de continuer à enquêter sur les entreprises, et parvinrent à convaincre le gouvernement de retirer le projet ; mais des mesures comparables pourront être proposées à nouveau dans tous les États-membres.

Qui est concerné ?

Les consommateurs

Les produits utilisés chaque jour par les consommateurs européens sont-ils sans danger ? Seul un examen indépendant peut le déterminer. Les études scientifiques évaluant les risques posés par la plupart des produits disponibles sur le marché dans l’Union Européenne sont réalisées par leurs fabricants, qui les envoient aux organismes publics de régulation pour évaluation. Ces derniers décident ensuite d’autoriser ou non le produit en question à la vente.

Le problème est que les fabricants s’opposent systématiquement à la publication de ces études, car ils considèrent qu’elles contiennent des secrets d’affaires et, parce qu’elles sont coûteuses, ne devraient pas pouvoir être lues et utilisées par des concurrents. Un exemple récent est celui d’un essai clinique tragique à Rennes, où un participant a perdu la vie. Des scientifiques demandent à présent la publication des données de cet essai clinique pour comprendre ce qui s’est passé, mais le laboratoire pharmaceutique concerné, Biotrial, refuse, arguant de la nécessité de protéger ses secrets d’affaires. Un autre exemple récent est celui du glyphosate, l’ingrédient principal du célèbre herbicide RoundUp de Monsanto : des études scientifiques à la base de son évaluation controversée par l’UE, qui a jugé « improbable » qu’il puisse causer le cancer chez les humains (une agence de l’OMS avait conclu à l’opposé 6 mois auparavant), ne peuvent être publiées et examinées par des scientifiques indépendants pour faire progresser le débat car leurs propriétaires considèrent qu’elles constituent (et contiennent) des secrets d’affaires.

Les journalistes

Un certain nombre d’éléments du texte affirment que le droit d’informer ne doit pas être mis en danger par cette directive, mais il n’y a pas de garantie que ce droit l’emporte non plus ; les journalistes devront donc évaluer les risques, et prendre en compte des dommages financiers potentiels importants. Le harcèlement judiciaire des médias par des entreprises ou des individus fortunés utilisant les lois anti-diffamation est déjà répandu : cette directive leur donnerait des arguments supplémentaires pour le faire, le temps que la jurisprudence s’établisse pour protéger les journalistes – si elle s’oriente ainsi ! Quel éditeur ou propriétaire de média prendra le risque d’une ruine financière d’ici là ?

Les lanceurs d’alerte

Les lanceurs d’alerte sont le plus souvent des employés qui révèlent des actes ou des projets de leur employeur dont ils pensent qu’ils vont à l’encontre de l’intérêt public. Ils sont une source importante d’informations pour les médias ou les autorités publiques sur les comportements abusifs des entreprises, et ce point a été âprement débattu lors des négociations qui ont suivi la proposition de la Commission. Mais même dans le texte final, les lanceurs d’alerte ne sont protégés que pour « la révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi pour protéger l’intérêt public général » (Article 5). Cette liste limitative de cas protégés a de nombreuses lacunes.

Par exemple, les documents qui ont causé le scandale Luxleaks étaient des contrats (rescrits fiscaux) entre le Luxembourg et des entreprises multinationales, et, du point de vue du Luxembourg, légitimes dans la mesure où la plupart des états de l’UE tentent également d’attirer les multinationales chez eux en leur proposant de tels arrangements fiscaux. En conséquence, le lanceur d’alerte Antoine Deltour et le journaliste Edouard Perrin, actuellement poursuivis au Luxembourg pour (entre autres) violation de secrets d’affaires, ne seraient pas protégés par cette dérogation à la directive bien qu’ils aient révélé un scandale majeur d’évasion fiscale dont les victimes sont tous les contribuables européens s’acquittant de leur juste contribution aux budgets publics.

Plus généralement, les lanceurs d’alerte (et les journalistes qui utilisent leurs informations) devront démontrer au juge qu’ils ont agi « pour protéger l’intérêt général » : la charge de la preuve repose sur eux, et si les grandes entreprises peuvent se payer de longues et coûteuses procédures judiciaires, ce n’est en général pas le cas des individus.

Les salariés

Les salariés sont parmi les premiers concernés par ce projet de directive : la vaste majorité des poursuites judiciaires existantes concernant des violations de secrets d’affaires sont des entreprises poursuivant d’anciens ou d’actuels salariés. Le problème est que la définition d’un secret d’affaires du projet de directive est si vaste que de nombreuses informations apprises par les salariés dans leurs fonctions pourraient être considérées comme des secrets d’affaires (seuls l’« expérience » et les « compétences » « acquises de manière honnête » sont explicitement exclues, ainsi que les informations ne tombant pas sous le coup de la définition). Ce qui signifie que s’ils veulent changer d’employeur et utiliser dans leur nouveau travail des connaissances et des informations que leur ancien employeur considère comme étant un secret d’affaires, il pourra les poursuivre jusqu’à six ans après leur départ! Ce serait très dommageable à la mobilité des travailleurs et, en conséquence, l’innovation, qui prospère sur le mélange d’idées et d’expériences. La mobilisation des syndicats a permis de limiter les dégâts par rapport à la proposition initiale de la Commission Européenne, mais ne sont pas parvenus à empêcher l’extension du délai de prescription de deux à six ans maximum.

Ne sont-ils pas tous protégés par les dérogations prévues par le texte ?

D’après notre analyse, les dérogations réelles (Article 5) sont insuffisantes et les autres exceptions prévues (dans les Considérants mais aussi et surtout à l’Article 1) ne sont que des indications politiques que les États auront la possibilité d’ignorer lorsqu’ils adapteront la directive en droit national. Le projet initial de la Commission était scandaleux et, après que nous et de nombreux autres soient parvenus à susciter un débat public à ce propos, des eurodéputés et des États membres ont introduit des dérogations supplémentaires et amélioré celles existantes, en particulier pour les lanceurs d’alerte, les journalistes et les salariés. Mais le texte ne peut aujourd’hui plus être modifié.

Il faut en effet impérativement garder à l’esprit qu’il définit un « secret d’affaires » de façon tellement vaste qu’il crée de nombreuses incertitudes juridiques. Il faudra de nombreuses années pour que les juges clarifient ces dernières et que la jurisprudence s’établisse, sans garanties que celle-ci donne la priorité aux droits politiques plutôt qu’aux intérêts économiques.

Y a-t-il un lien entre la protection des secrets d’affaires et les négociations du TTIP ?

Oui et non. Formellement, cette directive et les négociations du TTIP sont deux processus tout à fait différents. Cela dit, il est frappant de constater qu’un texte presque identique est débattu par le Congrès des USA en ce moment même, et que leur adoption simultanée aboutira à une harmonisation de fait de la législation sur la protection des secrets d’affaires entre l’UE et les USA. Le mécanisme de coopération réglementaire prévu dans le TTIP rendra tout changement législatif sur ce point très difficile si le TTIP est adopté.

ATTAC appelle à réagir

L’association qui mène depuis des années une lutte contre l’évasion fiscale, a des propositions beaucoup plus fortes qui seraient des vrais obstacles à l’évasion fiscale. Ainsi, elle propose :

  • l’interdiction aux banques implantées en France de poursuivre leurs activités dans les paradis fiscaux (sur la base d’une liste française actualisée fondée sur les travaux du Tax Justice Network).
  • le renforcement des services fiscaux par la création immédiate de 10 000 emplois pour compenser les 3100 emplois supprimés depuis 2010 et amplifier le travail de traque des fraudeurs : faute de quoi toutes les déclarations vertueuses resteront du vent.
  • l’adoption d’une loi définissant et pénalisant de prison les crimes d’évasion fiscale et de complicité d’évasion fiscale.
  • la transparence obligatoire sur les activités réelles des filiales des banques et l’identité des détenteurs de compte, y compris via des sociétés écrans
  • l’échange automatique d’informations bancaires avec tous les pays

ATTAC demande à être reçus par Michel Sapin le ministre des Finances et des Comptes publics pour discuter de la mise en œuvre concrète de ces mesures.

Jean-Jacques Greiner

Ecouter également l’émission Wunderparlament de Radio MNE diffusée en direct du Parlement européen avec l’équipe de L’Alterpresse68