Au sein de la CGT, on ressent tout cela comme un immense soulagement. L’élection d’un nouveau bureau confédéral avec Philippe Martinez à sa tête semble être la fin d’une crise au sein de la première organisation syndicale française. Si des observateurs se sont gaussés des 93,4% des voix obtenues (et 88,8% pour le bureau confédéral), ce n’est pas un événement. D’abord parce qu’il est commun (et pas seulement à la CGT) qu’un candidat recueille une forte adhésion de la part de ceux qui l’ont choisi et d’autre part, parce qu’au sein de la CGT, les syndicats voulaient, à tout prix, sortir de la situation inconfortable dans laquelle ils se trouvaient vis-à-vis des salariés.

C’est à la volonté et à la capacité de la nouvelle équipe de s’atteler aux vraies questions qui se posent à la CGT qu’elle sera jugée. Cette crise de direction a laissé des traces au sein de l’organisation. Il ne suffit pas de quelques annonces sur une journée d’action prochaine ou l’affirmation d’une forte opposition à la politique gouvernementale pour les panser. De profondes réformes sont nécessaires pour que le syndicat regagne une confiance dans le salariat : certaines avaient déjà été pointées dans les précédents congrès mais jamais appliquées. D’autres doivent être définies rapidement, entre autres celles de la stratégie syndicale dans le monde du travail tel qu’il est aujourd’hui.

 LE SYNDICALISME EN CRISE, PAS QUE LA CGT

Dans une de ses premières déclarations Philippe Martinez affirme : « Je réfute l’idée de crise majeure ». On peut toujours réfuter, mais les faits sont tenaces et méritent d’être quelque peu développés.

Jean-Marie Pernot, sociologue à l’IRES  (intervenant dans un des débats organisés par IPDC il y a quelques mois) précise que « le syndicalisme français n’est pas l’homme malade de l’Europe car le syndicalisme s’affaiblit ailleurs également » mais « il fait face à une amputation radicale de sa puissance d’agir ». En effet, plus de 4 millions de manifestants le 11 janvier dernier… et des maigres défilés à l’appel des syndicats pour défendre le code du travail que patronat et gouvernement veulent amender dans un sens négatif pour les salariés.

 Evidemment, on objectera que les deux motivations ne sont pas comparables : certes, mais il n’en reste pas moins que la capacité de mobilisation des syndicats s’est réduite comme peau de chagrin depuis quelques années alors que les attaques contre le monde du travail s’intensifient.

UNE FAIBLE IMPLANTATION DANS LES ENTREPRISES  ET UNE CONFIANCE QUI S’ERODE

 En 2010, l’ensemble des syndicats français représentaient 7,8% des salariés mais seulement 5% dans le secteur privé, soit le taux de syndicalisation le plus bas de l’OCDE. Rappelons que le taux de syndicalisation était encore de 23% dans notre pays en 1973.

Cette faiblesse était pendant longtemps compensée par l’influence des syndicats mesurée par les élections professionnelles et les élections prud’homales où ce sont tous les salariés qui votent. Mais là également, le recul est manifeste et le premier syndicat de France est constitué par les abstentionnistes.

Selon le baromètre TNS-Sofres, réalisé du 24 au 27 avril 2013 auprès de 1014 individus de 18 ans et plus, 45% des Français font confiance aux syndicats (-5 points par rapport à 2007) et autant ne leur font pas confiance. Le degré de confiance monte à 55% chez les salariés. Mais, premier signal préoccupant, 57% des salariés préfèrent discuter individuellement avec leur hiérarchie pour défendre leurs intérêts alors que seuls 19% s’adressent aux syndicats. 38% d’entre eux les jugent « inefficaces » et quand on les interroge sur les raisons pour lesquelles il a aussi peu de syndiqués en France, leurs réponses fusent : « ils ne comprennent pas bien leurs préoccupations (43%, +1 point par rapport à 2010) ; ils ont peur des représailles (36%, -6) ; ils ne sont pas efficaces (31%, +6) ; ils sont trop divisés (30%, -5). Pour 76%, les syndicats sont « trop politisés » et pour 69% « ils ont une approche trop idéologique« .

Par ailleurs, les syndicats tiraient également une légitimité de la gestion des conventions collectives dans les branches : malgré l’extension de la précarité, 92% des salariés étaient encore couverts par des accords de branche ou d’entreprise en 2012. Ce taux est supérieur à celui en Allemagne après les lois Hartz IV qui ont conduit à créer un salariat atypique hors conventionnel.

Mais ce n’est pas une rente de situation : Sarkozy dans un premier temps, quelques accords interprofessionnels ensuite et la loi Macron, ont affaibli la couverture sociale des salariés en donnant à l’accord individuel une prédominance sur l’accord collectif. Ainsi la « rupture conventionnelle du contrat de travail » qui est un accord de gré à gré pour acter un licenciement et instauré par le gouvernement Fillon en 2008, connaît un succès grandissant : 1.520.000 contrats de ce type ont été signé sans aucune intervention d’un syndicat.

INDIVIDUALISATION DE LA VIE SOCIALE

Pourtant les syndicalistes ne se résignent pas mais l’essentiel de leur activité se concentrent à présent sur l’entreprise. Ceci conduit, selon Jean-Marie Pernot, à une évolution mortifère pour le syndicalisme confédéré, interprofessionnel, visant la solidarité entre les travailleurs.

L’affaiblissement du code du travail et des conventions collectives qui structurent de moins en moins les conditions de travail alors que les accords individuels se multiplient sur l’ensemble des questions sociales portent un coup fatal au modèle social basé sur la solidarité non seulement entre les salariés d’une entreprise ou d’une même branche mais aussi au niveau interprofessionnel.

Selon Jean-Marie Pernot, « le syndicalisme français décroche, en particulier vis-à-vis du groupe ouvrier qui n’a toujours pas retrouvé le chemin des syndicats (particularité française). C’est le processus de désaffiliation sociale et politique (…) qu’avait évoqué en son temps R. Castel : la classe ouvrière disparaît des radars ou n’y apparaît qu’en victime de la crise.

De la libération aux années 80, la syndicalisation a connu des phases de déclin et de renouveau, bien sûr, mais elle était supportée par de fortes attentes collectives et des mobilisations fortes du monde du travail sur les salaires, les conditions de travail, etc. » C’est ce terreau qui manque aujourd’hui au syndicalisme français pour rebondir.

IMPLANTATION, UNITE, STRATEGIE REVENDICATIVE

La crise que traverse la CGT, celle que la CFDT a déjà connue, fait émerger les problèmes profonds et structurels auxquels le syndicalisme français est confronté. Si Philippe Martinez le nie pour des raisons tactiques pour apaiser les tensions au sein de la confédération, cela est une chose. L’essentiel est qu’il est persuadé qu’il y a bien une crise majeure qui est mise en évidence avec les péripéties que la CGT a connues ces derniers mois.

Implantation et organisation : les militants ne se désintéressent pas (en tous cas pas tous) de l’impératif de la syndicalisation : des constats sont établis, le congrès de 2009 de la CGT propose une démarche de transformations profondes pour réorganiser la CGT aux nouveaux périmètres du salariat. Modifier la carte des UL, modifier le périmètre des syndicats pour capter les salariés de la sous-traitance, reconstruire des territoires d’action collectives, modifier les champs des fédérations, adapter l’outil, etc. Des engagements sont pris dans le congrès et puis… plus rien. Rien ou presque n’a bougé. L’impératif de la nouvelle équipe de la CGT est de s’attaquer prioritairement à ce chantier pour que leur organisation corresponde à l’organisation du monde du travail.

Unité : les comparaisons internationales et toute l’histoire du mouvement syndical en France montrent que la division syndicale installe le syndicalisme dans une impuissance durable. Lorsqu’une organisation est hégémonique, elle peut avoir une puissance d’entrainement capable d’embarquer les autres mais ce n’est plus le cas. Les influences sont équilibrées : qu’il s’agisse d’implantations ou de vote, les syndicats se rapprochent les uns des autres en influence. Les élections dans la fonction publique sont un bon exemple : 5 organisations se tiennent dans une fourchette de 4 points. Dans le privé, CGT et CFDT sont réputés représenter autour de 26-27 % chacune. Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT n’a pas tort quand il affirme « Le syndicalisme est souvent uni quand il s’agit de s’opposer, il a plus de mal à s’unir pour proposer ». C’est pourtant ce qu’attendent les salariés. Le nouveau Bureau de la CGT aura tout intérêt à faire de l’unité un axe central de sa politique : en dépassant le cadre de l’incantation et en créant les conditions d’une construction unitaire sous contrôle des salariés. En a-t-il la volonté ?

Stratégie revendicative : là également, le travail de Jean-Marie Pernot et de l’IRES est d’un utile secours pour sortir des postures. « Il convient par exemple de prendre au sérieux le fait que les discours modérés et les compromis exagérés ne sont pas condamnés par les salariés, qu’ils correspondent à l’air du temps, c’est-à-dire à une certain pessimisme qu’alimente la sphère politique et l’absence de perspective crédible, sans parler de la montée des idées de l’extrême droite qui n’épargne pas de larges fractions du salariat ; en prendre acte, ce n’est pas se rallier à ces idées et ces pratiques mais l’attitude de dénonciation est comme à l’habitude une réponse d’impuissance tendant à trouver l’explication de ses propres échecs chez les autres. » En effet, beaucoup d’organisations de la CGT ne cessent d’invectiver la CFDT, ce qui leur permet de masquer leur propre impuissance à proposer des alternatives aux salariés.

LA RESPONSABILITE DE LA CGT ET DE LA CFDT

Ce sont les deux principales organisations syndicales et qui représentent, chacune, une des tendances fondamentales du syndicalisme. Ailleurs, dans d’autres pays, ces tendances se retrouvent au sein de la même organisation syndicale, unique, et la recherche du compromis sur l’action syndicale se fait en son sein. Le syndicalisme français a choisi une autre voie mais il est confronté au mêmes impératifs : au-delà du débat idéologique ou sociétal, le syndicalisme est par essence « réformiste » dans le sens où il sera jugé par les salariés sur sa capacité à changer leur condition de vie au jour le jour sans avoir à attendre le « grand jour » pour vivre, enfin, heureux. Cela ne signifie pas que le syndicalisme ne doit pas avoir une vision sur l’évolution de la société, il devrait même construire des projets sur ce thème.

Pour faire ce travail de représentation des salariés au quotidien, il doit impérativement regagner la confiance au sein du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui dans toute sa complexité et ses différences profondes, voire son atomisation tous azimuts.

La CGT doit se débatte dans une contradiction qui est que sans la CFDT dans nombre d’endroits et en particulier dans le secteur privé, elle ne peut rien faire. Et la même chose vaut pour la CFDT qui connaît, elle-aussi, des fortes tensions en son sein pour d’autres raisons, beaucoup plus idéologiques.

Certes, le panorama n’est pas très réjouissant actuellement et cela est bien regrettable car le contexte actuel de notre pays porte de lourds dangers non seulement pour la situation des travailleurs mais pour la démocratie.

A d’autre moments de l’histoire, le mouvement syndical a été un recours pour la défense de celle-ci, il est peu à même de l’être aujourd’hui.

Le débat au sein de la CGT n’est donc pas qu’une simple occasion de « laver son linge sale en famille », mais bien de reconquérir la place que le syndicalisme tenait et qui lui a permis d’aboutir à de grandes conquêtes sociales. Ce débat là est tout sauf interne car les lourdeurs internes ne permettent pas de le mener au bout. C’est donc bien en s’ouvrant sur le salariat au-delà de la petite minorité syndiquée, que le syndicalisme trouvera la voie de la reconquête : en écoutant et en entendant.

Michel Muller